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La vénération n’est pas vraiment de l’amour. Un objet de vénération ne peut jamais être lui-même. Les gens aiment d’autres gens. Mais n’oubliez pas qu’ils ont peur des dieux.

Nano Macintosh,

Commissaire du Varech

Contrôle des Courants.

La pâle lumière du matin jetait un jour plus clair sur la nouvelle orientation que la vie de Ben avait prise. Il savait qu’il allait se servir de l’image sacrée de Crista sur la Voix de l’Ombre à peu près de la même manière que Flatterie s’en était servi sur l’holovision. Pour manipuler le peuple de Pandore. Il utiliserait Crista afin de monter le peuple contre Flatterie. Et ce faisant, il savait qu’il enfouirait encore plus son humanité, sa féminité, au fond d’elle-même. Cela lui coûtait, d’être conscient qu’il allait devoir le faire. Mais il s’était juré que cela ne lui coûterait en aucun cas leur amour, qui commençait déjà à remplir l’espace qu’il y avait entre eux. Il y aurait bien un moyen…

Merde !

Il n’aurait pas voulu que quoi que ce soit se glisse entre lui et l’exclusivité qu’il avait réussi à s’assurer. C’était lui et personne d’autre qui allait être en vedette à la meilleure heure d’écoute. Avec Crista, il avait regardé, la veille, dans l’une des loges zavatariennes clandestines, un bulletin d’information spécial de l’holovision. Bien qu’il n’en fût que très peu surpris, il trouvait ironique que Béatriz eût pris sa place.

« Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, bonsoir, avait-elle commencé. Ici Béatriz Tatoosh, qui vous parle en remplacement de Ben Ozette, actuellement en reportage à Sapho. Parmi les titres de ce soir, l’enlèvement de Crista Galli, il y a à peine quelques heures, dans ses appartements à l’intérieur du Périmètre. Huit terroristes armés, présumés appartenir aux Enfants de l’Ombre…»

Elle croyait peut-être me rendre un service.

Mais c’était loin d’être un service, en tout cas pour Ben. Il n’était pas en reportage à Sapho et il n’y avait jamais eu de terroristes armés. Ils étaient simplement partis tous les deux, comme ça. Béatriz n’avait fait que lire un papier que le larbin de service de Flatterie lui avait tendu. Occupée comme elle l’était avec l’Orbiteur et le Projet Spationef, elle n’avait sans doute pas fait la différence.

Ben eût été curieux de savoir ce qui se passait en ce moment à la direction de l’holovision. C’était la Compagnie Sirénienne de Commerce qui était propriétaire des studios, et le Directeur s’était emparé du contrôle de la Sirénienne à force de combines, pots-de-vin, malversations, chantages et assassinats. Tels étaient les thèmes des émissions que Ben avait commencé à diffuser sur la Voix de l’Ombre. Mais ce qui devait être le plus beau reportage de sa carrière s’était transformé en acte qui allait changer à jamais le cours de sa vie, changer aussi à jamais, probablement, l’existence de Crista Galli et peut-être sauver par la même occasion le peuple de Pandore du fléau de la faim et de la pauvreté que le Directeur s’acharnait à brandir sur lui.

Crista devait maintenant se cacher en même temps que lui. Il l’avait touchée et il n’en était pas mort. Il l’avait embrassée et il survivait. Même à présent, il fallait qu’il fasse de gros efforts sur lui-même pour ne pas écarter la boucle pâle qui lui retombait au coin des lèvres, pour ne pas lui caresser le front ou céder à la tentation de se glisser avec elle sous la couverture soyeuse et…

Tu es trop jeune pour te conduire comme un vieil imbécile, se disait-il. Alors, tu ferais mieux de cesser de te comporter comme si tu en étais un. Sinon, tu risques de finir comme un imbécile mort.

Il médita quelques instants sur la combinaison de coïncidences, faits du destin ou inspiration divine qui les avait réunis, en ce moment, dans cette cabine, sur un monde qui se trouvait à un millier d’années-lumière des origines humaines. Il avait fallu voyager d’étoile en étoile pendant des milliers d’années, il avait fallu que l’humanité soit presque éteinte avant que Ben Ozette et Crista Galli finissent par se rencontrer. Avata, également, avait connu une annihilation presque totale, mais chaque humain de Pandore était devenu le dépositaire de quelques gènes du varech. Peut-être avaient-ils tous été modifiés pour l’éternité, peut-être ces bribes de code génétique allaient-elles les rapprocher enfin un jour.

Mais pourquoi ? se demandait Ben. Pourquoi nous ?

C’était dans ces moments-là que Ben regrettait de ne pas mener une vie normale. Il n’avait jamais tenu à jouer le rôle de sauveur de la société, ni de l’espèce, ni de quiconque, en fait, en dehors de lui-même. Mais les événements s’étaient ordonnés autrement et il était trop tard, à présent, pour rien y changer. Malgré sa propre volonté, il était de nouveau tombé amoureux d’une femme impossible.

Avec le recul, Crista était bien plus humaine qu’avatane. En apparence, tout au moins. Ce que recelait son côté varech était un mystère pour tout le monde, y compris pour elle-même. En théorie, cela signifiait qu’elle avait plusieurs psychismes distincts, capables de penser et d’agir de manière indépendante. C’était l’une des découvertes qui avaient été faites dans les labos si chers à Flatterie. Crista ne s’était manifestée que sous une seule personnalité durant les cinq années où elle avait été mise en observation, et c’était là l’unique sujet qu’elle avait de la réticence à aborder avec Ben.

On disait qu’elle était la fille de Vata, l’« enfant sacrée » du poète-prophète Kerro Panille et de Waela TaoLini. Vata avait été conçue, des siècles auparavant, dans un emmêlement de membres humains et de spores et filaments avatans, à l’intérieur d’une cabine d’aérostat sabotée. Elle était née avec la mémoire génétique totale et une partie des facultés de thigmocommunication du varech. Elle était restée dans un état comateux durant près de deux siècles.

L’humain reconnu comme le père de Crista, Duque, avait des caractéristiques avatanes artificiellement introduites dans l’ovule de sa mère, aux laboratoires de l’infâme Jésus Louis, le biogénéticien qui avait jadis procédé à l’élimination totale du varech, le corps d'Avata. En détruisant le varech, Jésus Louis avait failli causer la perte définitive de l’humanité. Vata était considérée sur Pandore comme une sainte, un symbole vénéré de l’union de l’humanité avec les dieux, la voix des dieux en personne. Crista Galli, aimée de Ben Ozette, n’était pas moins divine dans sa puissance, son mystère, sa beauté et l’ombre de la mort dont elle était entourée. Ce qui ne rendait pas les choses faciles à son amoureux.

Ben savait que le varech – Avata – était la clé de la survie des humains de Pandore. Il était difficile, peut-être impossible, pour les humains, de se situer par rapport à un… varech sentient. Et ce nouveau varech n’était pas la même créature que celle à qui les pionniers avaient eu affaire. Ben avait suffisamment étudié les Historiques pour être d’accord avec les experts. Cette variété de varech était fragmentée, il ne s’agissait plus de la conscience unique qui existait avant. Nombreux étaient les fidèles, parmi le peuple de Pandore, qui affirmaient que c’était la raison pour laquelle Crista Galli avait été créée par l’Avata. Pour pouvoir se présenter aux yeux des humains sous une forme acceptable. Et cette théorie se répandait de plus en plus.

Mais que veut-il donc ?

Vivre !

Cette pensée brutale avait fait irruption comme un cri dans sa tête, en lui faisant retrouver toute sa vivacité d’esprit. C’était une voix qu’il avait presque le sentiment de reconnaître. Il resta aux aguets, épiant au plus profond de lui-même, la tête penchée sur le côté, mais rien ne vint. La dormeuse respirait toujours paisiblement.

Le varech, le corps d’Avata, était responsable de la stabilité tout entière de la planète. Lorsque Jésus Louis, le bio-ingénieur fou, avait exterminé le varech, l’une des lunes de Pandore avait éclaté en plusieurs astéroïdes tandis que des continents se déchiraient comme du papier. Aujourd’hui, le varech avait été replanté et les masses continentales avaient réémergé après deux siècles sous l’eau. Les humains réapprenaient à vivre sur la terre ferme en même temps que dans la mer. Mais Ben trouvait douloureux d’admettre que la vie leur soit si pénible alors qu’ils auraient dû prospérer.

C’est la faute du Directeur. Ce n’est pas celle du varech.

Le Directeur, ex-Psyo de la nef spatiale Terra, refusait publiquement de reconnaître le caractère sentient du varech, dont il se servait uniquement à la manière d’un mécanisme, une série de puissants relais qui lui permettaient de contrôler les courants marins et, dans une certaine mesure, les conditions atmosphériques sur toute la planète. Tout le monde savait que la chose devenait chaque jour un peu plus difficile. Le varech prenait de plus en plus d’extension et seule une petite partie de sa masse était reliée au Contrôle des Courants.

Le varech résiste à Flatterie. Quand il aura retrouvé sa liberté entière, je veux qu’il ait une conscience.

Les recherches diligentes de Ben, associées à quelques indications fournies par Crista, lui avaient permis de découvrir les dossiers secrets qui s’étaient constitués. Il connaissait maintenant l’étendue exacte de l’intérêt de Flatterie pour ce qu’un journaliste avait appelé : « le phénomène Avata ». Ben avait déjà eu l’occasion de rencontrer les Zavatariens, ces moines des collines qui se servaient du varech dans leurs rituels.

D’après Crista, le Directeur devrait consulter le varech. Et c’est exactement ce que m’ont dit aussi ces moines !

La dormeuse remua de nouveau. Elle allait bientôt s’éveiller. Elle verrait les échoppes, côté port, se remplir de monde et entendrait les cris des marchands ambulants dans les rues : « Le lait frais ! Les jus ! Les œufs ! Il y a des œufs de couac homologués, aujourd’hui ! » C’était l’un des petits plaisirs dont le Directeur l’avait privée. La proximité de la foule. Mais Ben n’ignorait pas qu’il serait obligé aussi, à sa manière, de le lui refuser.

Provisoirement, en tout cas. Bientôt, nous aurons tout le temps au monde pour être ensemble.

Dans la taverne, en bas, il entendit des bruits de chaises puis le choc léger des ustensiles et de la vaisselle.

Ben Ozette se laissa aller en arrière contre le mur et exhala un long soupir. Bien qu’il eût refusé de l’admettre jusqu’à présent, il était surpris d’être encore en vie. Il avait non seulement touché la personne sacrée de Crista Galli, mais ils s’étaient embrassés. Douze heures s’étaient écoulées depuis et il vivait. La nuit avait passé sans que la sécurité de Vashon ne les retrouve. Il attendait que Crista se réveille et que Rico vienne frapper à la porte selon le code convenu pour prendre une décision qui concernerait le reste de leur existence.